"Peinture en effervescence"
19/12/2009
« … la ville ressemblait énormément à ce que j’avais imaginé afin qu’elle soit vraie.
Pourtant, je me sentais à la fois satisfait et, comme je m’y attendais, désorienté,
aussi joyeux que seul, sans pouvoir dormir,
comme Alice au pays des merveilles ».
John Fowles, Le mage
« Le peintre “apporte son corps”... ».
Paul Valéry
Il y a trois ans environ, lors de la première exposition personnelle de Nikos Moschos, je suis soudainement entrée dans le tréfonds de son monde densément construit et prêt à s’effondrer. Dans les quartiers en cours de construction sur les pentes cachées de Néos Kosmos à Athènes, dans l’ombre des maisons néoclassiques en suspens et des gigantesques affiches palimpsestes, dans les carcasses vieillissantes des immeubles populaires, auprès des fleuves multicolores que constituent les constructions se dressant illégalement, j’ai rencontré sa peinture impétueuse et audacieuse.
Dans son premier ensemble pictural, le jeune artiste a fait sienne la notion de monde habité et chargé de mémoire, il a traduit, avec une habileté remarquable, l’environnement construit, étouffant et ténébreux de la ville, il a transformé avec une maturité ingénieuse et d’inépuisables inventions techniques la succession de motifs densément construits dans des tableaux déstructurés autonomes, avec une mémoire incertaine et en façonnant des mythes intrinsèques, en détruisant l’image cohérente du tissu urbain, en inversant la narration des actions et des héros de ses tableaux, en supprimant les issues potentielles et apaisantes pour le regard, en décrivant la violence suicidaire du temps présent, en reflétant la matière première crue de son univers intime.
Dans le kaléidoscope pictural chaotique de Moschos, renforcé par la composition elle-même et les axes fondamentaux du dessin géométrique visible, on suivait rarement le point de départ « littéraire ». De jeunes figures vaguement reconnaissables s’installaient dans ce kaléidoscope, suggérant des aventures nocturnes urbaines, décrivant des bribes de conversations entre des passants fortuits, mentionnant la coexistence fugace d’amis et de proches du peintre, avec un anti-héros tenant un rôle central, repoussant le recours à la photographie ou au modèle, en redonnant une signification et en réinterprétant ses pensées obsessionnelles ou les expériences fragiles de ses propres rapports personnels, et délimitant une iconographie urbaine et morale d’un nouveau genre, allant de la dénonciation du mensonge social et des nombreuses dépendances personnelles jusqu’à la formulation imagée audacieuse d’une anarchie sentimentale et fortuite, mais bienvenue.
Ces tableaux qui, préexistants comme des pensées, n’ont pas commencé avec l’idée d’unité sociale, confirmant la position de Zisis Kotionis selon lequel « l’architecture sans l’existence du corps humain est une créature matérielle indifférente »1, délimitaient un paysage habité postmoderne qui, d’après Gosgrove et Daniels, « ressemble moins à un palimpseste dont les sens réels ou authentiques se fondent sur des techniques, théories ou idéologies justes, mais davantage à un texte électronique dont les messages peuvent être crées, se développer, être altérés, être affinés et, finalement, disparaître en appuyant simplement sur une touche »2.
En tentant, lors de nos conversations relatives à son travail, de déterminer son point de départ initial, ses motivations principales, ses obsessions du dessin et le processus même de sa peinture, Moschos a mis en avant le besoin de la convergence du sujet avec l’essence même de la peinture comme thématique principale, la nécessité que ses oeuvres, au-delà de leur apparente nature déstructurée et autodestructrice, soient régies par les règles des grands maîtres : « équilibre dans l’image, composition étudiée, connaissance des courbes et des éléments expressifs qui fonctionnent comme une syntaxe juste, ou un vocabulaire ».
Trois ans plus tard, la nouvelle entité picturale de Moschos constitue un monde audacieux et délirant, également bruyant, mais plus lumineux et extraverti que le précédent. A la vue de ces tableaux denses qui, pour la première fois depuis sa sortie des Beaux-Arts, sont travaillés à l’acrylique au lieu de l’huile, Moschos déclare qu’il se sent plus élève que les précédentes années : « même si quelques conquêtes ont donné des bases plus solides à mes attentes, je continue à découvrir la plupart des choses lentement, comme si je tenais une pelote de laine que je déroule doucement ».
De ce point de vue, ses œuvres montrent un répertoire iconographique plus riche et sont façonnées à partir de gammes chromatiques plus libres : « j’aurais aussi pu travailler sous “ l’emprise ” d’entités chromatiques isolées, mais l’unité chromatique prédéterminée ne m’intéresse pas. Tantôt des nuances plus sombres et froides, tantôt davantage de jaune ou de rouge, ou encore, le bleu nouvellement apparu dans ma palette, que j’essaye de pousser jusqu’à ses derniers retranchements, “ d’épuiser ” du point de vue de la couleur et des nuances. Cela arrive aussi parce que je perçois plus nettement les forces chromatiques mais également parce que je suis la proie d’une angoisse face aux tensions chromatiques. L’acrylique, vers lequel je reviens maintenant, est un matériau que je connais bien, un matériau qui a une incroyable immédiateté, une rudesse primitive. Il sèche vite, empêchant les couches successives de se mélanger. Il en résulte ainsi une schématisation plus intense, une manière particulière, mais aussi une gamme de nuances qui s’accorde bien, je crois, à l’esprit de mon travail. Avec l’emploi de l’acrylique, la concrétisation matérielle rapide devient encore plus facile, on peut instantanément donner forme à une idée que l’on a en tête. L’acte se déroule en pleine effervescence : ceci est un but important, afin que l’idée ne soit pas affaiblie ».
La structure de l’image constitue un autre élément important des recherches récentes de Moschos : à l’obsession du dessin d’une base conceptuelle sur laquelle s’appuyait souvent la composition (plutôt un triangle ou un losange), succèdent maintenant des formes plus indistinctes qui libèrent grandement l’évolution du tableau. Le nombre des esquisses qui préexistent au tableau est respectivement limité, puisque la plupart des modifications se produisent sur la toile elle-même.
Si dans la peinture de Moschos, l’axe principal renvoie à l’environnement délimité par le peintre, un deuxième axe examine de manière introspective les relations des hommes qui évoluent à l’intérieur même de cet espace. Les figures se présentent sur un fond de couleur sombre, comme des marionnettes en bois ou des playmobils en plastique, éclairées obliquement et intensément d’une façon moderne qui suit, d’une manière bouleversée, les traces du Caravage, avec des couleurs brillantes et compactes qui puisent leurs forces dans la qualité alchimique du médium pictural. Parfois rigides, parfois plus réalistes, comme les tableaux eux-mêmes, ses œuvres reflètent une ambiance et un besoin de composition à chaque fois différents. Si lors de la précédente exposition personnelle du peintre, les éléments indépendants de l’image façonnée devenaient, chemin faisant, des histoires athéniennes successives avec des « héros » banals, ici, ces héros sont supprimés et, avec eux, l’élément de narration : « en supprimant la présence d’une figure précise cantonnée à un rôle de protagoniste, j’oppose maintenant mon besoin que le spectateur devine, par lui-même, chaque rôle. Le choix de chaque personne continue à ne pas être le fruit du hasard, mais fonctionne un peu comme un casting cinématographique, mais cela, il n’est pas nécessaire que le spectateur le sache, afin que l’image apporte le plus grand potentiel possible de diversité de pensées. Et, je voudrais que les figures que je choisis ne suggèrent par le psychisme auto-existant de la figure représentée mais des sentiments qui dépendent de l’iconographie même. Qu’elles ne révèlent pas au spectateur leur profil psychologique, mais le mien ».
Sous « l’emprise » de cette nouvelle optique, les œuvres de Moschos continuent à laisser entrevoir des allégories denses. Les surfaces sont travaillées morceau par morceau, chaque volume succède soigneusement au précédent, renforçant la structure des œuvres, structure qui devient toujours plus forte. L’élément de la corporalité intense fonctionne de la même manière, autant les figures peintes aux visages grotesques et leurs gestes symboliques, que les éléments architecturaux denses organisent la composition en la conduisant à sa puissance extrême : la forte corporalité du vivant et de l’inanimé, renforcée par les formes qui partagent « la sombre intériorité étudiée » de Bacon et les couleurs qui, confirmant les recherches de Freud, « travaillent comme de la chair »3, outrepassent les caractéristiques reconnaissables des figures représentées, tandis que la présence humaine demeure influente même dans les tableaux dont la structuration offensive ne la rend pas visible. Entre les bâtiments suspendus et l’écho bruyant de la ville, se différencient par endroits les témoignages sommaires d’un espace intérieur fragile : de chaleureuses sources nocturnes de lumière, des revêtements de sol de maison en carrelage, des rideaux à pois, ou une scène montrant un homme nourrissant une femme qui allaite, suggèrent la tendresse cachée de la dimension humaine, qui dans de nombreux tableaux n’est pas apparemment visible. Pour Moschos, l’élément même du chantier constitue encore une allégorie, tandis que le corps représenté du peintre, qui quelques fois surveille la composition, se change à son tour en un de ces bâtiments figurés, dans un autre « égo corporel », dans lequel l’artiste « utilise la toile comme une représentation de sa propre peau et imprime le flux réciproque entre la pensée et l’acte »4.
Face à un champ pictural vivifiant et au cadre géographique fluide, face à une ville dont il n’est plus important qu’elle soit Athènes, le spectateur est invité à percevoir le changement de l’optique du peintre : « ces œuvres-ci fonctionnent véritablement plus de l’intérieur vers l’extérieur, que l’inverse », acquiesce Moschos : « l’extérieur existe, il n’est pas rejeté. Il a cependant été filtré de sorte que, désormais, le lieu, les hommes et l’évènement concrets n’existent plus indépendamment… Cela a aussi à voir avec la dimension estudiantine, avec l’envie d’abstraction. En se focalisant sur la peinture, les soutiens picturaux n’ont plus lieu d’être.
Situées entre néoréalisme et peinture morale, rappelant parfois vaguement la corporalité des figures de Rivera et parfois l’entrelacement condensé, symbolique et narratif d’une œuvre de Bruegel (pour une raison inexplicable, « Le mariage paysan » m’est immédiatement venu à l’esprit), les œuvres de Moschos mettent en mouvement des mécanismes complexes et bruyants d’attroupements et de bâtiments, d’associations d’idées et de motifs. Ils contiennent des composantes naturelles, psychologiques et existentielles qui s’inscrivent sur la toile par le biais d’une procédure dans laquelle l’abstrait et le narratif s’équilibrent. Même si le peintre établit lui-même des limites structurelles à travers les équilibres fragiles de la composition, la liberté expressive avec laquelle il choisit le cadre de ses références, en suggérant un vocabulaire personnel et en l’associant aux notions plastiques et conceptuelles denses, il conduit son iconographie vers des réalités allant au-delà des matériaux, dans des champs où les mythes personnels et culturels tendent à converger. Dans ses tableaux aux coups de pinceaux vifs, où la vitesse et le mouvement sont aussi importants que la précision absolue, Moschos choisit non seulement de souligner la matérialité mais aussi la dimension globale de la peinture.
Enfin, ses œuvres dévoilent de nombreux et de différents niveaux de lecture, comme l’historicité subjective et les fragments de sa vérité qui ne concernent pas seulement l’espace présent mais aussi le temps présent. Au sein de sa mythologie personnelle et de l’iconographie dense, où le processus d’élaboration du sujet et de la matière transforme les idées en réalités tangibles, les utopies intuitives en quêtes fécondes, nous pouvons, en tant que spectateurs, éprouver des fragments de la continuité historique au sein de laquelle nous existons nous-mêmes. D’ailleurs, selon Moschos en personne, chaque art est autobiographique à la base et ces œuvres, fonctionnant aussi « comme des allégories personnelles », ou encore, comme un journal intime de l’artiste, qui ambitionne de créer « des rythmes et des tensions », plus encore que le processus de déstructuration et de restructuration et du tissu urbain familier, parlent « de l’amour et du besoin de la peinture elle-même », pour ce qui restera dans la mémoire, lorsque les composants extravertis de son iconographie seront perdus depuis longtemps …
En fin de compte, que restera-t-il donc dans notre mémoire de la peinture de Moschos ? Plutôt que de répondre, concluons ce texte en citant un passage d’un autre texte, exceptionnellement contemporain et d’actualité en dépit de son âge vénérable : en 1914, au sujet de l’art nouvellement apparu de Picasso, Nikolai Berdyaev écrivait : « Nous nous trouvons aujourd’hui témoins du morcellement du monde matériel et corporel. La peinture française, à la recherche du gracieux, a perdu, pendant une longue période, le sens de la forme solide. Le nouvel art constitue une réaction au phénomène de l’adoucissement, une recherche de l’ossature des choses, de la colonne vertébrale du monde. La peinture elle-même, comme par ailleurs chaque manifestation de l’art plastique, constitue une somatisation, une matérialisation, une cristallisation du monde visible. Et la peinture est liée à la nature compacte du monde naturel concret, avec l’équilibre entre forme et matière. Mais, aujourd’hui, la peinture traverse une crise profonde. Si quelqu’un tente de s’insinuer en profondeur dans cette crise, il ne pourra constater autre chose qu’une déstructuration de la peinture elle-même. Cependant, dans l’univers de la peinture, quelque chose se passe, quelque chose qui dépasse la sphère du monde matériel. L’esprit ne se transforme plus en matière, mais c’est la matière elle-même qui dénonce ses composants fondamentaux, qui perd sa densité, sa forme et son essence, alors que la peinture plonge dans ses profondeurs. Et la crise dans la peinture conduira nécessairement à une stratosphère différente, au déplacement du sens naturel vers le sens métaphysique de la matière ».
« Notre vie constitue elle aussi une condition permanente de dématérialisation et de déstabilisation. Le monde change ses voiles, change les matériaux qui l’enveloppent.
Les feuilles vieillies tombent à terre, emportées par le vent cosmique. Tout change, mais l’homme, réplique exacte de l’être suprême, ne peut pas fuir. Pourtant, je crois profondément qu’il existe une nouvelle beauté, là, dehors, et que nous surmonterons la perte de la beauté ancienne. La beauté de l’art de Botticelli et de Leonardo ne sera en réalité jamais perdue, parce qu’elle appartient à la vie éternelle, au-delà du voile instable mondain que nous appelons monde matériel. Et la nouvelle peinture sera couronnée d’une beauté différente, parce qu’elle soulagera la gravite de ce monde »5.
Iris Kritikou
Décembre 2009
1 Zisis Kotionis, Πες, πού είναι η Αθήνα; (Dis, ou est Athènes ?), Éditions Arga, Athènes (2006).
2 Denis Gosgrove et Stephan Daniels, The Iconography of Landscape (1984), cité par James Corner, éd., Recovering Landscapes. Essays in Contemporary Architecture, Princeton Architectural Press, New York (1999).
3 Notes de David Cohen pour l’exposition « Paint Made Flesh » à la Phillips Collection, Washington DC, juin-septembre 2009. L’exposition, dont Marc W. Scala a été le commissaire, est fondée sur les pensées de De Kooning qui examine le lien étroit entre la matière utilisée par les peintres et la matière à partir de laquelle nous sommes nous-mêmes façonnés.
4 Selon Marie-Hélène Chabut, le sujet de la corporalité, c’est-à-dire cette opinion qui a comme centre d’attention le corps, a monopolisé l’intérêt dans les domaines de l’art, de la littérature, des sciences humaines, de l’histoire et de la philosophie, ces dernières années. Voir Marie-Hélène Chabut, Bodily Extremes : the Role of Corporeality in the Shaping of Early Modern European Culture and Epistemology, Eighteenth-Century Studies, volume 38, numéro 2, Hiver 2005, p. 323-328, The Johns Hopkins University Press, «L’Égo», comme «égo corporel», constitue une mention des propos de Sigmund Freud de 1923. Sur la toile comme représentation de la peau de l’artiste, voir Gilbert J. Rose, Journal of the American Psychoanalytic Association, 1963.
5 N. A. Berdyaev, The Crisis of Art II, périodique Sophiya, 1914, numéro 3, p. 57-62.
Text by Iris Kritikou on the occassion of the exhibition of Nikos Moschos held at Galerie Theorema, Brussels